Du 9 chez moi
Magazine Femi-9 - trimestriel Septembre-Novembre 2021
par Roselyne Madelénat
Voir les bons côtés de la transmission des traumatismes mère-enfant
Quelle influence les traumatismes de notre histoire familiale ont-ils sur nous ? Comment se transmettent-ils entre les générations ?
Ondine Khayat, psychopraticienne, vient de publier un roman sur l’histoire de sa famille pendant le génocide arménien.
Évelyne Bissone Jeufroy, psychologue et coach, élève de Françoise Dolto et disciple d’Anne Ancelin Schützenberger créatrice de la psychogénéalogie, explore les traumatismes dont nous héritons de notre famille. Ensemble, elles vous aident à mieux percevoir les bons côtés de cet héritage invisible...
JE RACONTE DANS MON LIVRE L'IMPACT DU GÉNOCIDE ARMÉNIEN SUR TOUTE UNE LIGNÉE. LE BUT D'UN GÉNOCIDE EST D'ARRÊTER LA FILIATION.
Ondine Khayat
Fémi-9 : Dans votre nouveau roman Le Parfum de l'exil, vous racontez l'histoire d'amour entre une grand-mère et sa petite-fille sur fond de génocide arménien. Est-ce que cette histoire s'inspire, de celle de votre famille ?
Ondine Khayat : Je me suis en effet inspirée de mon histoire familiale que j'ai bien évidemment romancée. L'histoire du génocide arménien fait partie de mon histoire familiale, notamment la scène que je raconte dans mon livre, la tête du grand-père de ma grandmère, promenée sur une pique dans toute la ville. Dans mon roman, j'ai retranscrit l'impact de tous ces événements sur ma famille. J'ai essayé de dire l'indicible. Quant à la forme littéraire choisie, disons que c'est plutôt elle qui m'a choisie. J'ai porté ce livre tel un bébé dont j’ai accouché. Cette histoire m'a largement dépassée sans que je m'en rende comp te mais elle était utile et nécessaire. Je me suis sentie accompagnée dans l'écriture, c'est le livre le plus personnel que j'aie écrit, avec une conviction et une volonté que je n'ai jamais lâchées : prendre soin du vivant.
Évelyne Bissone Jeufroy : Il y a là une terrible dichotomie : l'horreur du crime et la parade qui se déroule dans les rues avec la tête de ce grand-père sur une pique. Comme ce deuil n'a pas pu être fait en raison des événements cruels qui se déroulaient en même temps ni après, et l'impact sur cette famille et les générations qui ont suivi a été très puis sant. Il s'est imprimé dans tout le corps et toutes les cellules de chacun. Ondine Khayat,l'autrice, a eu une réaction très saine : sa volonté de se mettre à l'opposé de cette histoire à savoir comme elle le dit, du côté du vivant.
Fémi-9 : La petite-fille prend sa grand-mère comme modèle. Est-ce que cela traduit un mal-être de l'enfant ?
Ondine Khayat : L'enfant a besoin d'une figure d'attachement, ses parents idéalement, mais parfois ce n'est pas le cas. Je raconte dans mon livre l'impact du génocide arménien sur toute une lignée. Le but d'un génocide est d'arrêter la filiation. L'arrière-grand-mère de Taline, mon héroïne, (qu'elle n'a pas connue, précisons-le pour les lectrices), a connu de telles violences qu'il lui a été impossible d'être ce que nous appelons une mère. Par ricochet, à ce niveau, cela n'a été facile ni pour la grand-mère de Taline, ni pour sa mère.Pour le reste de votre question, quant à l'attachement d'un enfant pour sa grand-mère par exemple, ce n'est pas la même chose lors qu'un lien fort existe entre une grand-mère et sa petite-fille alors que la mère est présente, et lorsqu’un lien avec cette grand-mère remplace le lien à la mère car il est inexistant ou toxique. Ce que je décris dans mon livre témoigne d'un dysfonctionnement dans une lignée parce que ce génocide a voulu stopper la filiation.
Evelyne Bissone Jeufroy : Le lien avec un grand-parent et surtout celui d'une grand-mère avec sa petite-fille peut être très positif d'autant plus si la mère est peu aidante ou absente. Nous rencontrons des cas similaires en psychogénéalogie avec des effets très positifs sur la construction de l'enfant, l'adolescent et le jeune adulte. Quand un enfant peut trouver dans sa famille une identification qu’il admire, c'est un bien précieux. De toute façon, nous nous construisons par identifications successives. D'ailleurs, nous n'avons pas besoin de connaître un aïeul pour lui ressembler en dehors même de ses traits physiques, mais plutôt de ses qualités.
Dans le cas de génocides, s'il ne reste aucun membre de sa famille, le travail est plus difficile car, d'une part, il faut faire soi-même une construction par la mémoire et des recherches. D'autre part, un génocide a souvent un impact sur la maternité notamment son empêchement qu'il faut alors travailler.
LA VÉRITÉ TUE LE SECRET DE FAMILLE QUI DEMEURE TOUJOURS UNE SOURCE D'ANGOISSE.
Evelyne Bissone Jeufroy
Fémi-9 : La grand-mère de Taline a réussi à dépasser son histoire par la création et l'amour. Quelles places tiennent la création et l'amour dans la construction d'une famille ?
Ondine Khayat : La création et l'amour favorisent l'élan vital. L'élan vital ne se trouve pas seulement dans la création, il se renforce grâce aux ressources que nous trouvons en nous, dans ce que nous aimons comme un sport, un animal de compagnie... Ils représentent des points d'appui qui nous permettent d'avancer sur notre chemin... Créer des parfums a permis à la grand-mère de mon héroïne de poursuivre sa route, mais elle n'a pas pour autant réglé son histoire familiale car elle se trouvait bien trop proche du brasier. Il en est de même pour la mère de l'héroïne. Quand des personnes établissent un tel système de défense, quand elles sont habitées d'une telle force, il y a toujours un prix à payer : celui des ressources à mobiliser pour rester du côté du vivant.
Evelyne Bissone Jeufroy : La création est souvent réparatrice quel que soit son domaine et permet presque à tous de continuer à vivre puisqu'elle permet d'y exprimer ses souffrances et de les soigner, de les dépasser. Deux artistes illustrent très bien cet exemple mais il en existe baucoup d'autres. Niki de Saint Phalle qui révélera à 64 ans avoir été violée par son père alors qu'elle avait 11 ans et qui a commencé à peindre pour se sauver de l'enfermement en hôpital psychiatrique à la suite d'une grave dépression. Rithy Panh qui à travers ses documentaires admirables( L'image manquante et S 27) a revécu ses traumatismes pendant le génocide cambodgien et explique comment il s'est réparé après avoir effectué ce travail. Et évidemment l'amour que nous trouvons auprès d'une personne est essentiel. Je sens, par exemple, l'amour de ma grand-mère dont j'ai hérité du prénom mais que je n'ai jamais connue ! Eh bien son amour est quasi palpable même s'il demeure invisible. D'une autre manière, j'avoue que mes petites-filles sont ma vie et je sais l'importance que j'ai pour elles.
Fémi-9 : Comment raconter l'histoire de sa famille à ses enfants tout en évitant de leur transmettre des souffrances ?
Ondine Khayat : Ma grand-mère était assez dépressive. Elle ne parlait jamais de ce qu'elle avait vécu mais transmettait sa culture par la cuisine. On ne m'a pas raconté mon histoire familiale mais j'ai perçu très tôt beaucoup de choses qui étaient pesantes pour moi. Quand les enfants sont encore petits, il nous est possible d'emprunter la voie des récits et des contes en mettant les choses en perspective mais en ne cachant pas la vérité. Nous avons trop tendance à protéger nos enfants de la vérité. Or, ils captent tout. Si nous ne leur donnons pas d'explications, si nous enfermons nos secrets au fond de nous, c'est plus dangereux pour eux que la vérité elle-même.
Évelyne Bissone Jeufroy : Que la grand-mère d'Ondine ait transmis sa culture par la cuisine je trouve cela formidable ! Et comme Ondine le dit si bien et comme je l'écris moi-même dans mon livre, l'enfant a besoin de vérité quel que soit son âge parce que son inconscient la connaît. La luirévéler même si elle est terrible lui permet de vivre en concordance avec ce qu'il ressent. La vérité tue le secret de famille et le libère car le secret est toujours pathogène.
Fémi-9 : Faut-il vraiment éviter les secrets en famille ?
Ondine Khayat : Les enfants ne comprennent pas tout intellectuellement, mais ils éprouvent et ressentent. Une histoire familiale chargée peut donc être présente pour eux de manière impalpable et provoquer des angoisses, des terreurs, des cauchemars etc. Pour cette raison, mettre en mots ce qui reste caché, secret, dissimulé permet de libérer les fantômes du passé. Il est tout à fait possible de créer un conte où les parents introduisent des éléments de l'histoire familiale. Au cours de séances parents-enfants je vois combien, lorsque l'histoire familiale est mise en mots, les choses se remettent en mouvement, comment les noeuds se dénouent, sinon ils sont pareils à des cailloux empêchant l'eau de couler. Tout traumatisme doit être intégré au récit de la vie. Si ce n'est pas le cas, l'enfant sent que quelque chose cloche et ce quelque chose devient très inquiétant.
Il est alors comme inondé parce qu'il capte tout sans avoir de contenant pour y verser son ressenti qui prend alors toute la place. Mettre en récit notre histoire familiale nourrit notre histoire individuelle et collective et permet de donner du sens.
Évelyne Bissone Jeufroy : La vérité tue le secret de famille qui demeure toujours une source d'angoisse. Françoise Dolto se souvenait d'un bébé de 15 jours dont la maman était morte pendant l'accouchement et qui refusait de se nourrir. Elle a eu l'idée de l'envelopper avec les vêtements de sa mère et de lui dire à la façon d'un récit que sa maman était morte (ne jamais raconter que sa maman est "partie" car il va attendre son retour...) mais que lui était vivant. Que sa maman voulait qu'il vive... Il a pris son biberon... Même très petits, les enfants, qui veulent vivre, vivent car ils sont responsables de leur vie. Je m'oppose à la phrase : " Je n'ai pas demandé à vivre “, car un enfant qui veut mourir, se laisse mourir.
Nous pouvons aussi faire parler un enfant, en lui proposant d'écrire une lettre d'âme à âme à sa mère, par exemple : ' Tu me la dictes et moi je lui écris ", cela m'est déjà arrivé face à une enfant malade et qui a recouvré sa santé dès le lendemain. L'amour et le souvenir d'un être décédé reste toujours en nous. Mais sur tout tel que le recommandait Françoise Dolto, utiliser des mots vrais.
LE LIEN AVEC UN GRAND-PARENT ET SURTOUT CELUI D'UNE GRAND-MÈRE AVEC SA PETITE-FILLE PEUT ÊTRE TRÈS POSITIF D'AUTANT PLUS SI LA MÈRE EST PEU AIDANTE OU ABSENTE
Evelyne Bissone Jeufroy
Transmettre le meilleur de l’héritage familial
Ondine Khayat : Deux impératifs : prendre conscience de son histoire et prendre conscience de soi. Peu importe par quel canal cela passe : le récit, le théâtre, bref, par ce qui peut être compris.
Si nous voulons en tirer le meilleur, il est important de nous demander quelles ressources nous avons découvertes en nous, quel sens nous pouvons donner à notre vécu. Pour que cette transmission soit positive, nous avons le choix de la manière : comment allons-nous mettre cette histoire, ces secrets en lumière, quelles énergies allons-nous mobiliser... Toute cette mise en perspective apportera du sens.
Pour surmonter ces traumatismes, nous ne devons pas hésiter à nous autocélébrer. Nous avons le droit de ressentir de la colère avant de pardonner, sinon c'est comme mettre un plombage sur une carie avant de la soigner. Il faut du temps pour pardonner et il faut en finir avec les injonctions au pardon. Chacun doitrespecter son rythme et nous avons aussi le droit de ne pas pardonner.
LE RÉCIT FAMILIAL NON SEULEMENT NOUS NOURRIT MAIS IL NOUS RELIE À L’HISTOIRE COLLECTIVE.
Evelyne Bissone Jeufroy
Évelyne Bissone Jeufroy : Il nous faut nous libérer de ces secrets comme ceux dont nous venons de parler. De toute façon, il n'existe pas de cadavre dans le placard ’ sans que nous le devinions ou le sachions. Nous devons permettre aux émotions de nous envahir car sinon nous bloquons. Il est impératif de prendre conscience de notre histoire et de travailler notre traumatisme (comment nousl'avons vécu quand il est survenu et quelles étaient nos émotions justement) car il nous faut reconstruire notre identité. Même les raisons d'un divorce doivent être racontées aux enfants car non seulement ils perdent tous leurs repères mais ils se sentent orphelins.D'ailleurs en Grande-Bretagne, il existe des groupes de paroles pour enfants où sont mélangés les orphelins et les enfants de divorcés et cela fonctionne très bien. Puis, nous devons nous interroger sur nos propres ressources et voir celles dont nous ne nous sommes pas servies, que nous n'avons pas exploitées. Cela s'avère fondamental car le récit familial non seulement nous nourrit mais il nous relie à l’histoire collective. Quant au pardon à accorder, il y a deux sortes de pardon : celui à se donner à soi-même et celui à donner à autrui. Savoir qu'un pardon trop vite accordé n'est pas un pardon car il s'agit là d'un long travail qui permet ensuite de donner un sens. Nous pouvons enfin passer à autre chose.
Cela dit si nous nous posons la question “commenttirer le meilleur de nos traumatismes’, ne pas omettre d'ajouter "aujourd'hui". Il y a des ressources que nous possédons actuellement et quenous n'avions pas à l'époque. Donner un sens à la souffrance de nos ancêtres ou à notre passé est l'accepter et nous allouer les moyens de continuer à vivre et à construire notre vie.
Comment aider une amie qui souffre car elle a l'impression d'ignorer des choses importantes sur sa famille?
Ondine Khayat : Déjà lui demander pour quoi elle pense cela et engager le dialogue avec elle. Elle peut dire des choses. Peut-être n'est-ce qu'une croyance, une impression et essayer de préciser avec elle cette impression, par exemple.
En tout cas, lui accorder une écoute bienveillante et peut-être lui conseiller de consulter un ou une professionnel(le).
Évelyne Bissone Jeufroy : Oui, lui conseiller d'aller consulter un bon professionnel (celui qui saura écouter avec empathie et avec qui s'établira tout de suite une relation de confiance). Cependant, demander à cette amie pourquoi, en effet, elle a cette impression-là car nous pouvons tous hériter d'émotions qui ne nous appartiennent pas. Lire à ce propos le livre de Serge Tisseron Vérités et mensonges de nos émotions.
Ondine Khayat : Nous ne pouvons pas nous couper de la mémoire de notre roman familial puisque c'est elle qui nous construit. Mon livre donne la parole au récit familial, aux sans-voix, au silence. Si un être vient de " nulle part -, s'il n'a plus du tout de famille, il doit prendre un autre positionnement. Il lui est possible de construire un récit dont il ne connaît que des bribes, ildevient alors une espèce de conteur du village et c'est sa transmission.
Mon livre met en avant l'importance du lien et du vivant. Nous ne pouvons pas nous couper de la mémoire de notre histoire familiale puisque c'est elle qui nous construit. Mon livre tente de redonner une voix aux sans-voix. J'ai essayé de faire parler le silence.
Évelyne Bissone Jeufroy : J'ai voulu partager avec les lecteurs l'expérience de toute une vie et ce, à travers de nombreux pays dans lesquels j'ai travaillé ou vécu. À partir d'un long travail sur les traumatismes et sur le deuil fait notamment avec Anne Ancelin Schützenberger (connue notamment pour Aie mes aïeux !. NLDR), j'ai cherché à donner des pistes pour en sortir. Cependant, nous ne pouvons sortir de la souffrance que si nous acceptons d'y entrer. Pour cela, j'insiste beaucoup sur les émotions qui nous permettent de toucher la vérité et sur le corps qui ne ment jamais. D'ailleurs les émotions sont logées et sortent de notre corps. Et j'insiste tout autant sur les loyautés invisibles qui sont susceptibles de nous bloquer alors qu'il est essentiel de nous donner des permissions pour nous en sortir... et vivre.