Mieux dans ma tête
Magazine Mieux pour moi - trimestriel Avril-Juin 2021
par Sarah Ellero
Secrets de famille : comment s'en libérer définitivement ?
Le poids d'un secret de famille peut apporter son lot de douleurs conscientes et inconscientes. Spécialisée en psychogénéalogie, Evelyne Bissone Jeufroy, psychologue, nous aide à nous libérer de cette charge émotionnelle qui pèse sur nos destin.
Dire la vérité permet de tuer le secret et de ne pas le transmettre inconsciem-
ment aux générations suivantes
Ma mère m'a avoué que je n'avais pas le même père biologique que mes soeurs
Lucille, 35 ans : Je suis la petite dernière d’une fratrie de quatre enfants et la seule à arborer une chevelure blonde ! Cela peut paraître anodin mais j’ai toujours détonné à côté de mes trois soeurs brunes, très mates de peau à l’image de nos parents. D’ailleurs, je crois que j’ai souvent eu du mal à m’identifier à ma famille. Autre fait étrange, petite fille, le mot " secret " me terrorisait. Lorsque mes copines d’école me disaient dans le creux de l’oreille qu’elles allaient me livrer leurs "secrets", mon coeur s’accélérait. Quand je suis tombée enceinte, mon malaise a continué de se développer. J’en ai lait part à mon gynécologue, un médecin, particulièrement à l’écoute. Il m’a dit que des secrets de famille expliquaient peut-être ce mal-être et il m’a conseillé d’en parler à mes parents. J’ai sollici té ma mère qui a d’abord nié toute cachotterie mais alors que j'insistais, elle s’est effondrée. Elle m’a avoué que je n’avais pas le même père biologique que mes soeurs. J’ai mis deux ans à lui pardonner de m’avoir caché une telle vérité et j'ai dû entamer une psychothérapie. Aujourd’hui, cela va beaucoup mieux.
L'avis d’Evelyne Bissone Jeufroy : Les interrogations et le mal-être de Lucile démontrent, une fois encore, que l'inconscient soit déjà tout. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Lucile s'est interrogée tout par ticulièrement au moment où elle attendait un enfant. Sa propre mère a dû également se poser beaucoup de questions durant sa grossesse... De plus, Lucile a eu raison de s'adresser directement à sa mère. En effet, cette dernière était la personne idéale pour lui révéler son lourd secret. Grâce à cet événement, une psychothérapie a pu être entamée et Lucile a retrouvé la sérénité.
Nous sommes à l'ère de la liberation de la parole et c'est une très bonne chose ! les victimes semblent être enfin entendues, reconnues
Evelyne Bissone Jeufroy
Plus que jamais, j'ai la sensation que mon père a été victime d'abus
Clotilde, 45 ans : : J’ai toujours ressenti une gêne de la part de mon père lorsque le sujet de la pédophilie était abordé dans une conversation. D’ailleurs, il coupait vite court à la discussion. Aujourd’hui, il s’apprête à fêter ses 80 printemps et avec l’âge, son malaise se transforme en grande colère. Les médias révèlent de plus en plus d’affaires liées à la maltraitance sexuelle d’enfants... Face à son écran de télévision, mon père crie, désormais, verbalement toute sa haine à l’encontre de ces sales types qui gâchent à tout jamais la vie d’enfants. Plus que jamais, j’ai la sensation que mon père a été victime d’abus. Néanmoins, je n’ose toujours pas lui poser la question par peur de lui faire beaucoup de peine.
L'avis d’Evelyne Bissone Jeufroy : Clotilde à raison de penser que son père a pu être abusé. Une fois de plus, cela prouve qu'un secret de famille "suinte" malgré tous les efforts de certains à le cacher. Si Clotilde interroge son père, elle risque de lui faire de la peine mais cela peut aussi apporter à ce dernier un grand soulagement. Toutefois, il est nécessaire d'attendre le bon moment et de trouver les mots justes afin d'aborder sereinement la question. Peut-être Clotilde pourrait-elle se faire aider par un thérapeute ou en parler à un membre de la famille de son père avec qui elle entretient une relation de confiance.
Mon père entretenait une liaison avec homme durant son mariage avec ma mère
Geneviève, 63 ans : Peu après ma naissance, mes parents se sont séparés. Dans les années 1950, cet événement restait assez rare. J’ai été principalement élevée par ma mère et je voyais mon père durant les vacances scolaires. C’était un homme naturellement introverti et très discret sur sa vie privée. Je ne lui connaissais aucune histoire d’amour. Mon père est décédé d’un accident de voiture lorsque j’avais seulement 17 ans. Cela a été un choc pour moi car il était ma seule référence masculine. Pour autant, j’ai continué ma vie... 20 ans plus tard, ma mère est tombée très malade. Quelques mois avant sa mort, elle a tenu à lever le voile sur une facette de mon père et a souhaité se décharger d’un lourd secret... Mon père était homosexuel et entretenait une liaison avec un homme durant son mariage avec ma mère. Une histoire qui, selon ma mère, a continué même après leur divorce. J’ai été d’abord abasourdie par cette information, puis, soulagée de savoir que mon père avait pu vivre une belle histoire d’amour.
L'avis d’Evelyne Bissone Jeufroy : Geneviève a géré son secret de famille avec beaucoup de bienveillance. Elle n'a pas jugé son père et n’a pas été mal à l’aise face à son choix amoureux. Elle a compris qu'il avait certainement vécu "une belle histoire d'amour" et s'en réjouit. Bravo !
Mieux pour moi : Quelles sensations pouvons-nous ressentir lorsqu'un secret de famille plane ?
Évelyne Bissone Jeufroy : Un mal-être, une lourdeur ambiante sont souvent des symptômes forts. Le corps s’exprime également très souvent. Une femme qui a été secrètement abusée, se crispera naturellement dès qu’elle entendra le mot "viol". Son enfant ressentira ce changement physique en elle sans pouvoir, malgré tout, en expliquer clairement la raison.
Mieux pour moi : Comment prendre conscience de la transmission du secret ?
Évelyne Bissone Jeufroy : il n’y a pas de moments prédéfinis mais certaines périodes sont propices. La libération d’un secret peut intervenir plus facilement lorsqu’un enfant atteint l’âge où le parent a, lui-même, connu un drame, par exemple. Le père ou la mère revit, d’une certaine façon, son traumatisme et ressent le besoin de se libérer et de prévenir son fils ou sa fille.
Mieux pour moi : Est-il plus aisé de transmettre ce secret à certaines personnes ?
Évelyne Bissone Jeufroy : C’est très difficile car l’autre peut être dans le jugement. Une phrase malheureuse de la part d’un ami qui voulait, pourtant, être soutenant, peut également faire beaucoup de mal à une victime. Les thérapeutes sont, eux, dans l’empathie et comprennent d’emblée la situation. C’est cette relation de confiance qui change tout.
Mieux pour moi : A quel moment révéler un secret ?
Évelyne Bissone Jeufroy : Le secret appartient uniquement à la personne et elle a le droit d’en faire ce qu’elle veut. Elle délivrera la vérité quand elle seule le souhaitera.
Mieux pour moi : Comment stopper le cercle vicieux et les douleurs engendrées par un secret ?
Évelyne Bissone Jeufroy : Dire la vérité permet de tuer le secret et de ne pas le transmettre inconsciemment aux générations suivantes. Car d’une manière générale, l’enfant, l’adolescent ou l’adulte ressent toujours l’existence d’un secret... une fois que la vérité jaillit, tout ce qui était inconscient monte au conscient et la personne qui " sait " est enfin 11 entière " et non plus construite "à moitié".
Mieux pour moi : Certains secrets doivent-ils rester secrets ?
Évelyne Bissone Jeufroy : Les secrets de notre jardin intime, comme l’adultère, par exemple, n’ont pas à être révélés à notre progéniture. Un enfant n’est pas un confident.
Mieux pour moi : Pourquoi lo révélation de secrets de famille captive autant l'attention des médias ?
Évelyne Bissone Jeufroy : Nous sommes à l’ère de la libération de la parole et c’est une très bonne chose ! Les victimes semblent être enfin entendues, reconnues. De cette façon, elles pourront, certainement, trouver l’apaisement qu’il leur manquait tant.
Le shopping culturel spécial "secret" d'Evelyne Bissone Jeufroy
Des Films
- "Festen" de Thomas Vinterberg : À l’occasion de la fête d’anniversaire d’un père de famille, un de ses enfants va révéler la terrible vérité, à savoir l’inceste dont il a été victime. Honte, personnalité détruite, dépression, suicide, incapacité de la mère à protéger ses enfants... cette oeuvre réalisée par ce réalisateur danois, présente de manière incroyable, toutes les conséquences qu’occasionne l’inceste.
- "Elle s’appelait Sarah" de Gilles Paquet-Brenner : L’actrice Kristin Scott Thomas joue, ici, le rôle de Julia, une journaliste enquêtant sur Sarah, une petite fille juive déportée en 1942 durant la rafle du Vélodrome d’Hiver à Paris. Au fil de sa recherche qui la mènera en Italie et aux États-Unis, elle découvrira que la vérité n’est pas forcément celle qu’elle croyait
- "Un secret" de Claude Miller : Dans les années 1950, François est un enfant chétif qui lutte contre la solitude en s’inventant un frère aîné fort et protecteur. Le jour de ses 15 ans, il apprend que ce frère a réellement existé. À ce moment très précis, un secret de famille né pendant l'Occupation ressurgit et crée une série de drames. Cette vérité est bouleversante pour François mais lui permettra de se construire, enfin.
... et des livres
- "Les Secrets de famille" de Serge Tisseron : Ce psychiatre renommé a écrit de nombreux livres sur le thème du secret de famille. Dans cet ouvrage très intéressant, l’auteur rassemble une synthèse de ses précédentes études mais également de nouvelles interprétations.
- "Aïe, mes aïeux !" d'Anne Ancelin Schützenberger : Cette thérapeute démontre que nous portons, bien souvent, malgré nous, le passé et les secrets de nos ancêtres. Inconsciemment, nous répétons des situations agréables ou douloureuses qui, finalement, ne nous appartiennent pas vraiment
- "La première fois, j’avais 6 ans" d'Isabelle Aubry : Ce livre est exceptionnel... Cette autrice, qui a été abusée par son père durant des années, a décidé de s’attaquer à la loi du silence qui entoure souvent les maltraitances d’enfants. Aujourd’hui épouse et maman, Isabelle Aubry dirige avec beaucoup de force et de conviction, " Face à l’inceste " une association qu’elle a fondée (www.facealinceste.fr).